Arthur Crestani, qui vivra au total trois ans à New Delhi en plusieurs séjours, décide de garder une trace photographique de ce développement urbain, dans sa série « Bad City Dreams ». Cette idée se mue en un projet artistique dans lequel il entreprend de photographier les habitants sur fond de photos publicitaires de leurs futurs appartements, comme des studios improvisés, devant les chantiers encore en cours.
C’est une mise en perspective qui interroge les rêves et les fantasmes de la société urbaine indienne.
Arthur Crestani, quelle a été votre premier ressenti quand vous êtes arrivé dans cette ville ?
J’ai été confronté à une ville particulière, immense, que je voyais en pleine métamorphose. C’était très désorientant, avec un étalement urbain sans horizons, sans les repères géographiques habituels que peuvent être une mer, une côte, un fleuve… J’ai fait de nombreuses promenades à vélo pour la découvrir, qui m’ont amené à la photographie car je voulais garder une trace de ce que je voyais, des sensations, des idées. Mon expérience de la ville a été directement impactée par les chantiers. On ressentait que cette cité était en cours de transformation. Et c’est lors de mon 2ème voyage en Inde, un an plus tard, que j’ai commencé à m’intéresser plus particulièrement aux publicités immobilières.
Vous expliquez que tous ces chantiers sont l’expression d’un rêve à l’échelle de toute la mégapole, une aspiration à devenir une ville « World Class ».
Toutes les publicités reposent sur une idée, et même une obsession : faire de Delhi une ville qui répondent aux standards internationaux. Et le vocabulaire publicitaire le montre : « global city », « world class highway » ou « world class stadium »… Cette envie est sous-tendue par un complexed’infériorité indien, nourri par les difficultés du pays à décoller économiquement après la colonisation. Les élites de Delhi ont étudié à l’étranger et veulent rattraper le mode de vie occidental.
Le secteur immobilier n’a fait qu’utiliser cette aspiration pour promouvoir ses projets, notamment les projets résidentiels. Ceux-ci portent d’ailleurs des noms étrangers. Les références architecturales viennent de Singapour ou Dubaï, mais l’imaginaire tourne lui autour de la carte postale occidentale. On va fantasmer Venise, Paris, le luxe à la française…
Ce fantasme des élites est-il partagé par les habitants aussi ?
C’est un sentiment ambigu. Il y a un goût réel pour ce qui est occidental, une vision déformée, idéalisée, mais à mon avis, les efforts déments des publicités sont là surtout pour rassurer les gens sur le niveau de luxe des projets conduits.
Il faut se rappeler que Delhi est une ville de 25 millions d’habitants, une société hyper compétitive, violente socialement. Au plus bas de l’échelle, il y a une pauvreté absolue. Tous les chantiers ont un bidonville attenant, construit avec les briques inutilisées des sites de construction. Les migrants temporaires qui y vivent sont des travailleurs ruraux venus chercher du travail.
Mais la violence sociale existe aussi à tous les autres niveaux, avec le système basé sur l’inégalité des castes et de l’argent. Elle est plus insidieuse, percevable à plus long terme. Les rapports entre deux inconnus, la façon dont ils se parlent, sont régis par le système social : on sait qui va dominer l’autre, car ils ne sont pas de la même caste.
Dans la volonté de grimper l’échelle sociale, l’accession à une propriété plus luxueuse est bien sûr l’espoir de rendre sa vie un peu meilleure.
Dans les portraits photographiques que vous faites, les publicités promeuvent souvent des « gated communities », c’est-à-dire des résidences fermées, avec une enceinte.
En effet, les promoteurs jouent aussi beaucoup sur les services qui sont intégrés au sein des résidences, même pour les publics moins aisés. Tout est incorporé : garderie, piscine, tennis, espaces de jeux pour les enfants… Car il y a, dans les services intégrés des résidences, un autre espoir : s’extraire de la ville. Les publicitaires racontent cette volonté de limiter le plus possible les interactions avec l’extérieur, de se préserver de sa violence sociale.
L’Inde est aussi une société conservatrice, où la famille et sa sécurité sont le plus important. Une résidence fermée est la promesse d’un espace sécurisé pour élever ses enfants, ou pour les personnes âgées. La pensée de l’espace public en Inde est en déclin. La ville de Gurgaon par exemple, banlieue nouvelle de Dehli, n’a pas d’espace public de rencontre, pas de parc. Que des malls, vastes centres commerciaux…
Tous ces espoirs se concrétisent-ils ou bien, au contraire, restent-ils à l’état de chantier ?
Il y a souvent des années-lumière entre ce qui est promis et ce qui est livré.
Même si les publicités qui décorent les chantiers, souvent des images 3D, donnent une forme concrète, plus réelle, les clients ressentent une part d’incrédulité et d’inquiétude quand ils regardent le chantier. Parce qu’il y a une bulle immobilière incroyable depuis des années, parce que les clients doivent payer des avances considérables en « cash », et parce que certains chantiers ne sont parfois lancés que pour financer l’achèvement d’autres opérations.
Pour plusieurs projets, le chantier n’a même jamais pris forme !
Propos recueillis par Joseph Bancaud
Cet interview sera publiée dans la revue L’Ingénieur-Constructeur n°551 (sept 2019)